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Tous les samedis, et la plupart des dimanches après la messe, je suis de corvée dans l’un des établissements de mon père. Michael aussi. Et Douglas, avant qu’il ne parte à la fac et ne nous en revienne malade. J’imagine qu’aucun enfant de restaurateurs n’y échappe, expérience censée nous inculquer une éthique et nous apprendre que tout dans la vie n’est pas forcément servi sur un plateau. D’ailleurs, c’est plutôt nous qui le garnissons, le plateau. De la même façon que nous nous tapons la vaisselle, le réapprovisionnement des tables chauffantes, la caisse et le cahier des réservations.

Tout ce qui peut vous venir à l’esprit en matière de tâches ingrates dans un restaurant, j’y ai eu droit.

Ce samedi-là, j’avais tendance à multiplier les erreurs de caisse, et Pat, le responsable, m’a flanquée au service à table. Hé, ce n’était pas ma faute. J’avais la tête ailleurs. Et pas dans le cou de Rob Wilkins, gros malins. Non, j’étais préoccupée parce que, en m’éveillant le matin, j’avais eu la certitude de savoir où Hadley Grant et Timothy Jonas Mills se trouvaient.

Ma mère avait jeté l’ancien pack de lait, celui avec Sean Patrick et Olivia Marie, et en avait acheté un neuf. Et voilà que j’avais trouvé où étaient les deux portés disparus de celui-là aussi.

J’avais la frousse. Car enfin, d’où me venaient ces rêves ? C’était quand même formidable de me réveiller avec en tête ces informations concernant la localisation de deux parfaits étrangers.

Pas question que je téléphone, cette fois. Un coup de fil avait déjà été assez compliqué. Deux aurait été pousser le bouchon un peu loin. Pour commencer, je n’étais même pas sûre de la justesse des renseignements que j’avais fournis à Rosemary. Et si, par hasard, ils s’étaient révélés faux ? Si, par malchance, le môme de Paoli n’avait pas été Sean Patrick O’Hanahan, mais un gamin parmi d’autres que, pour le coup, j’avais sans doute complètement affolé d’ailleurs ?

Non. Ç’avait été lui. Je me souvenais de sa brusque pâleur sous ses taches de rousseur. Ç’avait bien été Sean, sûre et certaine.

Or, si j’avais eu raison…

Dès ma première pause, je me suis ruée sur le téléphone des toilettes et me suis retrouvée en attente sur le O8OO-TEOULA. J’ai été outrée qu’ils osent me faire poireauter. Combien d’appels avaient-ils donc le samedi après-midi ? Je n’avais que cinq minutes, nom d’un chien, et je n’avais même pas eu le temps d’aller au petit coin. Les secondes s’égrenaient, une famille est arrivée et s’est installée à une table que je n’avais pas encore débarrassée. Ils ont commencé à entasser les verres vides et les assiettes sales en une pile dangereusement instable. Non mais je vous jure ! Il y a des gens, c’est vraiment n’importe quoi !

Finalement, au bout du fil, une femme m’a prise et m’a demandé en quoi elle pouvait m’aider.

— Rosemary ?

— Non. (Celle-ci était blanche, avec un accent du Sud.) Rosemary n’est pas là aujourd’hui. Je m’appelle Judith. Que puis-je pour vous ?

— Tant pis. Je crois savoir où sont deux enfants. Hadley Grant et Timothy Jonas Mills.

— Ah bon ?

Très suspicieuse, la Judith.

— Ouais.

La famille pressée s’est mise à regarder autour d’elle d’un air furibond. Un des gosses venait d’essayer de terminer un fond de verre.

— Écoutez, Hadley est à… (je lui ai donné l’adresse exacte, quelque part en Floride), et Timothy est au Kansas (j’ai précisé la ville, la rue et le numéro de la maison). Vous avez noté ?

— Excusez-moi, mademoiselle, a répliqué Judith, êtes-vous la…

— Désolée, je dois y aller.

Et j’ai raccroché, parce que la famille avait entrepris de débarrasser la vaisselle sale sur la table voisine qui venait de se libérer, et aussi parce que j’avais eu l’impression que Judith allait me parler de Sean et Olivia, ce à quoi je ne tenais pas.

Malgré tout, je me sentais mieux. Comme la veille.

Enfin, jusqu’à ce que Pat m’informe que je n’étais plus autorisée à servir et me rétrograde à la plonge.

Le reste du week-end s’est déroulé sans incident majeur. Le samedi soir, Ruth est passée à la maison. Elle avait apporté son violoncelle, et nous avons joué un concerto puis regardé des vidéos qu’elle avait louées. Mike est descendu un petit moment et s’est fichu de nos goûts en matière de cinéma. Ruth n’aime que les films qui contiennent une transformation physique. Comme Pretty Woman, où Julia Roberts achète toutes ces fringues. Pour ma part, je suis plutôt portée sur les explosions. Rares sont les œuvres qui combinent ces deux éléments. Nom de code : Nina[26], avec Bridget Fonda, est certainement la seule, même. Nous l’avons vue neuf fois.

Douglas a également fait une brève apparition, quand il a rapporté à la cuisine les bols sales qui traînaient dans sa chambre depuis des semaines. Il a regardé le film pendant quelques minutes, puis ma mère l’a repéré et lui a sauté dessus en lui demandant s’il allait bien. Du coup, il est remonté fissa se cacher dans sa piaule.

Vers onze heures du soir, j’aurais juré avoir perçu le ronronnement de l’Indian de Rob Wilkins devant notre maison. Mais quand j’ai regardé par la fenêtre, il n’y avait personne. J’avais dû prendre mes désirs pour la réalité. Si ça se trouve, il flippait un max en se rappelant à quel point je manquais d’expérience en matière de baiser et ne m’inviterait plus jamais à sortir avec lui.

Eh bien tant pis pour lui !

Dimanche, après la messe, mon père nous a largués devant Mastriani pour donner un coup de main avec les clients venus prendre un brunch. Enfin, Mike et moi. Douglas n’est plus obligé d’aller à l’église, qu’il remplace par de la lecture au fond de son lit. D’accord, il est malade, mais je resterais volontiers à la maison le dimanche matin pour me gaver de BD. Ou de télé. Malheureusement, n’ayant jamais tenté de me tuer, je suis contrainte d’assister à la messe. Et de mettre une robe qui va avec celle de ma mère.

Ce qui est en soi suffisant pour douter de l’existence de Dieu, croyez-moi.

Le seul événement marquant, ce soir-là, ça a été que nous avons été à court de lait, et que ma mère m’a expédiée en acheter avec Mike. Celui-ci m’a laissée conduire à l’aller, mais il a absolument refusé que je prenne le volant pour rentrer. J’ai tendance à considérer les limitations de vitesse comme des suggestions. Pour peu qu’il n’y ait personne d’autre sur la route, on devrait pouvoir rouler aussi vite qu’on le souhaite. Hélas, Mike – et vos amis de la circulation qui s’entêtent à me refuser mon permis – ne partagent pas cet avis.

À l’épicerie, j’ai choisi un carton de lait avec la photo de gamins que je n’avais pas encore vus, histoire de mener une petite expérience. Il expirait dans deux jours, mais au rythme où Douglas bâfre, ça n’avait aucune importance – il nous en faudrait un autre dès le lendemain. Mon frère est capable d’engloutir d’un seul coup une boîte entière de céréales, taille famille nombreuse. C’est un miracle qu’il ne grossisse pas. Comme Goodheart, il a un métabolisme à toute épreuve.

Toujours à l’épicerie, nous sommes tombés sur Claire Lippman. Plantée près des journaux, elle feuilletait Cosmo pendant que sa mère farfouillait dans les épis de maïs au rayon légumes. Mike l’a longuement mangée des yeux. Au bout d’un moment, exaspérée, je lui filé un coup de coude dans les côtes.

— Tu n’as qu’à l’aborder, nom d’une pipe !

— C’est ça ! Et je lui parlerais de quoi ?

— Dis-lui qu’il te tarde de la voir dans Fin de partie.

— C’est quoi, ça ?

— Une pièce où elle joue. Elle tient le rôle de Nell. Elle est assise dans une poubelle durant toute la représentation.

— Comment tu le sais ? s’est-il étonné en me dévisageant. Tu t’es inscrite au club de théâtre ?

Me rendant compte de ma bévue, j’ai éludé.

— T’occupe. Allez, on se tire.

Mais il ne voulait pas, le fripon. Il n’a pas bougé, contemplant Claire comme une idole.

— De toute façon, elle n’accepterait pas de sortir avec moi, a-t-il fini par murmurer. Si je lui demandais. Pourquoi le ferait-elle, d’ailleurs ? Je n’ai même pas de voiture.

— Tu n’avais qu’à t’en acheter une avec tout l’argent que tu as gagné en travaillant au restaurant. Mais non, il a fallu que tu optes pour ce scanner idiot.

— Et une imprimante. Et un lecteur zip. Et…

— Oh, bon sang, on s’en fiche ! Tu peux toujours emprunter la voiture de p’pa.

— Ben voyons. Une Volvo break. N’importe quoi ! Allez, filons.

Décidément, les mecs sont une énigme, et le mariage relève du miracle.

À part ça, pas grand-chose, donc. Sauf que plus tard, tandis que je répétais mes exercices de flûte, j’ai de nouveau cru entendre une moto qui descendait notre rue. Et cette fois, quand je me suis ruée sur ma fenêtre, celle qui a une vue plongeante sur le quartier, j’ai aperçu des feux arrière qui bifurquaient au loin.

Ça aurait très bien pu être Rob. Qui sait ?

Je suis allée me coucher, toute contente à l’idée qu’un garçon m’aimait peut-être. Il en faut parfois si peu (comme de penser que quelqu’un vous apprécie) pour vous rendre heureux, c’est inimaginable. Au regard de ce qui s’est passé le lendemain, c’était particulièrement inimaginable, d’ailleurs. Car j’ai découvert que j’avais des problèmes autrement plus importants que de savoir si je plaisais ou non à un garçon.

Sacrément plus importants, même.